Ce fameux classeur rempli de justificatifs, de tableaux Excel, d'indicateurs et de chiffres ...
Ce fruit d'un long travail de plusieurs mois (au moins!), dans lequel est mis tant d’espoir ...
L’espoir de voir les choses changer, l'espoir de pouvoir donner des opportunités, des chances, parfois un morceau de vie supplémentaire, plus digne; pour améliorer quelques vies, un quartier, un village.
Ce n’est pas seulement l’échec de notre propre travail (déjà difficile à encaisser), mais c'est surtout la perspective des conséquences pour tous les gens qui ont mis leurs espoirs dans ce projet, ces gens à qui il faudra expliquer que .. finalement .. tout ce qu'ils avaient prévu, imaginés, rêvés, ne se fera pas.
Qu'ils ne peuvent rien faire de plus ou de différent, que la décision "vient d'en haut", car ce n'est pas de leur faute.
..fait que ce sont des gens dans des bureaux dans les pays du nord qui prennent des décisions pour des gens dans les champs dans les pays des Suds..
Oui je sais, critiquer ces gens dans les bureaux c'est tellement plus simple et facile. Les accuser de ne pas connaître la réalité du terrain, d'être insensibles aux injustices, de ne rien faire pour que ça change, de ne soutenir que leurs amis, de n'avoir rien compris au dossier .. oui je sais, c'est ce qu'on se dit.
Il se trouve que pendant des années j'ai fait partie de ces gens dans les bureaux et j'en fais encore partie. Je lis des dossiers, que je tente de comprendre, que j'essaye d'imaginer, de me représenter comme je peux à partir de quelques feuilles de papier, je suis exaspérée quand il “ne manque pas grand chose”, quand “ce n’est pas encore prêt / pas assez mature”.
Je vais fouiller les sites internet et les pages Facebook pour essayer d'en savoir plus. Oui j'ai déjà été tenté de "faire passer" un dossier pas terrible parce qu'il m'avait touché ou de bloquer un dossier trop confiant, j'ai versé ma larme à l'idée que ce village, que ces familles, que ce rêve devra être refusé, j'ai écris des lignes et des pages "d'avis du jury" pour tenter d'expliquer l'inexplicable, parfois réduit à "votre projet est de très grande qualité, mais l'enveloppe budgétaire disponible n'a pas permis de répondre favorablement à votre demande".
Le terrain je le connais .. un peu .. Peux-t-on réellement le connaître suffisamment ? Peut-on un jour estimer connaître chaque situation du monde pour être légitime à prendre de telles décisions ? Une institution / une organisation / un pays est-il réellement légitime à prendre de telles décisions qui impliquent la vie d'autrui ?
Ces derniers ne peuvent-ils pas prendre eux-mêmes ces décisions ? Qu'est-ce qui a pu pousser notre monde à autant de déséquilibres pour que cela donne le droit aux uns de décider de la vie des autres, pour que cela donne le droit au bailleur de décider si le bénéficiaire n°1065 aura droit à un lave-main avec latrines ou non ? S'il faut plutôt un bœuf ou deux pour le labour des champs ? S'il faut creuser à 30 m ou à 80m pour trouver de l'eau ? S'il faut 3000€ ou 30 000€ pour rénover cette école de village ?
Pourtant nous vivons actuellement dans ce monde, et vouloir impacter le monde, tenter d’aider les plus faibles c’est faire avec les possibilités et les moyens actuels. Cela ne veut pas dire les accepter, mais les connaître, tenter de comprendre ce qui a mené à ces mécanismes pour, progressivement, changer de modèle.
Ce fameux dossier, qui résume le projet, c'est juste : document papier. Beaucoup de papiers ! De tableaux, de signatures, de tampons, de chiffres et d'explications pour tenter de montrer une réalité.
savoir transposer une réalité, ses difficultés et ses opportunités en un texte.
C'est savoir faire transpirer ce texte du terrain sans tomber dans le larmoyant, tout en montrant de manière crue (et parfois froide), la réalité.
C'est savoir trouver l'équilibre parfait du mot poignant et fort sans trop en faire tout en restant dans un vocabulaire qui peut toucher les oreilles du bailleur.
C'est savoir impacter son lecteur, tout en lui donnant confiance que le projet va fonctionner et qu’il n’y a AUCUNE raison pour lequel il ne fonctionnerait pas, puisque tout à été anticipé. Le dossier c'est le plaidoyer pour la qualité, la durabilité et l'impact du projet.
C'est montrer à quel point la situation est terrible, tout en rassurant le financeur sur le fait que ce projet pas trop cher va pouvoir absolument tout changer.
Faire un dossier de demande de subvention c'est mettre Antonio, Maria, Juan et Chantal, Haissatou, Salamata, Fatima et Mohamed, c'est mettre les Traore, les Lopes, les Espinosa, les Lee et tout ces gens qui ont des noms, qui ont des vies, qui ont des enfants et des parents, des joies et des peines derrière ce chiffre inerte du "nombre de bénéficiaires directs du projet".
Ecrire un bon projet c'est un peu être magicien. C'est transformer une réalité des "Suds" en quelque chose de compréhensible par le "Nord". C'est faire un trait d'union, une traduction interprétée pour être comprise et imaginée.
Un dossier c'est avant tout un rêve qu'il faut savoir rendre palpable.